Pagaille, elle ne sait pas trop quelle heure il est, mais elle sait parfaitement qu’elle est en retard.

C’est pas de sa faute, elle s’est perdu en sortant de Ciranne ; elle s’est engagée dans la mauvaise rue, qui menait dans une deuxième mauvaise rue, puis une troisième mauvaise rue, puis une quatrième – et finalement, elle s’est retrouvée au Parc des lumières, un endroit où elle n’avait pas besoin d’aller, mais pas non plus pas envie d’y être, alors peut-être a-t-elle perdu un peu de temps à flâner entre les attractions, à rigoler aux gens hurlant dans les manèges et à piquer deux-trois bonbons en douce entre deux barbes à papa, mais est-ce que c’est vraiment de sa faute à elle ?

Elle ne pense pas, en tout cas.

Une fois la direction ajustée, elle presse le pas vers le port, excitée comme une puce – et pas seulement à cause de tout le sucre qu’elle vient d’ingérer. Elle adore Ichor ! Il est vieux, mais il est pas chiant comme les autres vieux qui sont là ‘fais pas ci’, ‘fais pas ça’, ‘ne jette pas des trucs par terre’, ‘ne tire pas les moustaches du chat’, ‘ne plonge pas ta main dans le caramel en train de cuire’… Si pénibles. Ichor, au moins, il la laisse faire comme elle veut, et il s’en fiche si elle me le bazar partout autour de lui, ça le dérange pas.

Paquet de bonbecs en main, elle trottine vers sa destination, accueillie par le doux chant des mouettes… Et d’un cri haut perché à faire vriller les tympans de n’importe qui se trouvant à moins de dix kilomètres à la ronde ? Eh, il lui avait pas dit qu’ils faisaient un concours de cri ! Elle qui pensait qu’ils se retrouvaient pour manger ! Han, il a même pas de quoi manger sur lui en plus, est-ce qu’elle allait devoir partager ses douceurs ? Elle espère pas trop. Enfin, elle l’aime bien hein. Mais elle aime bien ses bonbons, aussi.

Sans chercher plus loin, elle accourt à ses côtés, écarte les bras comme il le fait et hurle aussi fort qu’elle le peut, plus fort que les mouettes – qui paraissent étonnement proches aujourd’hui, d’habitude quand elle essaie de les attraper elles s’envolent toutes le plus loin possible – et sans doute plus fort qu’Ichor. Elle essaie, en tout cas.

- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Les passants, eux, seraient sans doute bien incapable de déterminer qui gueule le plus fort.

- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA– Eh ! C’est à moi ça !

Qu’elle dit lorsque qu’une mouette lui fonce sur la main, faisant tomber au passage ses précieuses friandises qui tombent tristement au sol avant de rouler vers des avenirs meilleurs – enfin, meilleurs pour elles, pas pour Pagaille qui semble sur le point de pleurer. Ses bonbons !! Elle secoue les bras autour d’elle, tentant en vain d’attraper la mouette responsable de son désarroi. Non pas qu’elle sache laquelle c’est. Vous l’excuserez, mais franchement, ils se ressemblent tous ces foutus pigeons de mer.

- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!! braille-t-elle de plus belle.

Les mouettes ne semblent pas franchement intimidées.

- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH, AH AH ! Je te tiens !

Et en effet, elle tient bel et bien entre ses mains roses une mouette qui a l’air totalement perdue, s’agite autant qu’elle peut pour essayer de se dégager et bordel, mais c’est que ça a de la force mine de rien ces bestioles, ils leur donnent quoi à manger les gens sur le port ?

Voyant leur camarade dans une mauvaise situation, les autres mouettes foncent vers Pagaille, qui pousse un petit cri de surprise et tombe le cul par terre, déséquilibrée. Quand on vous disait qu’elles avaient de la force ces sales bêtes ! Elle lâche sa prisonnière, qui en profite pour lui mettre un retour de bâton en venant s’installer dans sa chevelure pour lui picorer le crane, et elle agite tous ses membres dans l’espoir d’atteindre les mouettes, pan, pan et poum et oups, c’était peut-être pas une mouette ça, mais elle est un peu trop occupée à essayer de dégager les volatiles de sa personne pour s’attarder sur le sujet.

- Mais lâchez-moi ! AAAAAAAH !

Quand Ichor lui a donné rendez-vous plus tôt, ce n’est pas vraiment à ça qu’elle s’attendait.

Pagaille n’a aucune idée de ce que bien être un stand – à moins que ce ne soit un stand comme au marché ? Mais elle n’en tient pas ? Doit-elle tenir un stand de mouettes ? Ça risque d’être compliqué, mais après tout s’ils s’y mettent à deux, peut-être pourront-ils en attraper suffisamment pour faire un stand entier, ils pourraient en reparler après tout ça – mais elle est grisée par les encouragements d’Ichor, catalysant toute son énergie dans la chasse de ces foutus mouettes, et elle tient bon !

Enfin, jusqu’à ce qu’elle se retrouve au sol à se faire picorer le cuir chevelu. Que voulez-vous, parfois dans la vie, on se frotte à plus fort que soi, il faut bien l’accepter.

Fort heureusement, Ichor, ce héros, vient à sa rescousse, envoyant balader la mouette perchée sur sa tête – aww, elle commençait juste à s’y attacher ! Elle accepte l’aide pour se relever, prenant une pose déterminée, poings sur les hanches, fasse au nuage au-dessus de leurs têtes. Avant de piétiner sur place quand son compagnon d’arme lui demande si ces saletés lui ont aussi piqué sa bouffe.

- Ouiiiiii ! Ils m’ont pris mes bonbons les bâtards !! C’est vraiment injuste !!!

Elle pousse son plus beau hurlement de rage, qui ne diffère pas tant que ça des ses cris précédents, mais l’intention est là. Les gros pigeons de mer ne semblent guère plus impressionnés qu’auparavant ; en revanche, ils semblent beaucoup plus nombreux, leurs cris enragés ayant visiblement attirés leurs camarades.

- Elles sont trop nombreuses, lance-t-elle à son partenaire. ON DOIT PAS SE LAISSER ABATTRE ! IL FAUT PASSER A L’OFFENSIF !! AAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!

Ni une ni deux, elle court en dessus de l’attroupement de mouettes, levant le poing vers elles en une déclaration de guerre.

- Vous allez regretter de nous avoir piqué nos bonbons ! On a pas peur de vous, et on se battra jusqu’à la mort s’il le faut !

Voilà, c’est comme ça qu’il faut dire. Elle pense. Elle a entendu ça dans un film, donc c’est qu’il doit forcément il y avoir un peu de sagesse dans ces paroles. Elle ne sait pas trop, elle a jamais vu la fin, c’était beaucoup trop chiant, comme film – qui a besoin d’autant de baston en deux heures ?? Quand on se bat, ça frappe d’un côté, puis de l’autre, pan, pan et paf, et c’est réglé ! Pas besoin de deux heures de combat !

Enfin, Pagaille espère qu’il n’y aura pas deux heures de combat. C’est long, deux heures, et déjà dix minutes c’est pas mal, et elle a pas envie de regarder les oiseaux pendant deux heures, c’est chiant. Comme le film.

Bref.

Les mouettes ne prennent pas plus ses menaces au sérieux que ses braillements, et continuent à voler en cercle au-dessus de leur tête, certaines se rapprochant dangereusement d’eux. Vite, réflexion, action ! Elle se saisit d’une pierre qui traînait au sol, et s’apprête à la lancer quand elle la regarde de plus près. C’est une très jolie pierre. Elle ne mérite pas de finir sa course sur ces bestioles. Elle se retourne vers Ichor, lui tendant la pierre pour qu’il puisse l’observer.

- T’as vu ! Elle est jolie hein !

Et là, c’est le drame.

Pagaille ne voit rien venir, une mouette se jette sur main et attrape le précieux sésame en son bec, l’emportant vers le ciel pour d’autres horizons.

- NOOOOOOOOOOOOOOOON !

Les mouettes n’ont cure de son désespoir, continuent à tourner, à se moquer de leur cris assoiffés de sang. Pendant un instant, elle se sent flancher, pose un genou à terre ; non. Elle ne peut pas abandonner. Pas comme ça, pas maintenant. Elle se relève, les yeux humides, mais déterminés, se saisit d’une nouvelle pierre qu’elle lance cette fois-ci en direction des mouettes.

- AAAAAAAAAAARGH !

Enfin, c’était le plan initial. A la place, son bras fait une rotation totalement, et son projectile part une seconde trop tard, tout droit vers le visage de son coéquipier.

Oups.

Fort heureusement, Ichor évite le projectile. Elle est contente, parce qu’elle l’aime bien, elle aurait pas aimé lui faire du mal ! Bon, Bernard n’a pas cette chance, à se tortiller par terre en se tenant l’entrejambe et en insultant la Terre entière, mais on ne peut pas tout contrôler dans la vie.

- Pardon Bernard ! C’est la faute des mouettes ! Tu peux leur envoyer des cailloux dessus si tu veux, tu vas voir ça fait du bien !

Elle continue à canarder les ennemies, évitant cette fois-ci autant que possible les tirs amis – les piafs diaboliques sont suffisant, comme problème, pas besoin de s’en rajouter un supplémentaire en mettant KO son allié… L’Univers ne semblant pas d’accord avec cette logique pourtant exceptionnellement infaillible, le cri strident se rapprochant inexorablement d’eux à vitesse grand V attira l’attention de Pagaille, laissant la porte ouverte aux mouettes pour une attaque par derrière fort déloyale.

- Aïe !

En cœur avec le cri de douleur d’Ichor, lequel se retrouve assailli par une énorme Picoti, qui aurait fasciné Pagaille si celle-ci n’était pas occupée à repousser l’attaque des pigeons des mers picorant une fois de plus son cuir chevelu – qu’ont-elles donc avec ses cheveux ? Ce n’est pourtant pas un nid ! Heureusement, elles semblent reconnaître quand elles sont face à quelque chose de trop puissant pour elles, et fuient sous les assauts de la dénommée Ruby, qui se débrouille visiblement bien mieux que les deux cauchemars réunis. Les mouettes se retirent, voletant un peu plus loin et le fixant de leur regard acéré. Enfin, toute sauf une ; pendant leur fuite, Pagaille parvient à en saisir une par la patte (sa seule et unique patte d’ailleurs, mouette unijambiste, mais tout aussi vénère que les autres) pour la garder contre elle pour éviter qu’elle ne s’enfuit.

- J’ai un otage ! déclare-t-elle fièrement.

Ichor est en mauvaise posture, lui fait signe de s’approcher. Elle s’exécute de bon cœur, avant de s’arrêter tout aussi brusquement qu’elle est partie quand Ruby file un coup de bec en pleine figure à Ichor. La mouette entre ses mains, qui jusqu’ici s’agitait comme un diable, s’arrête également devant la scène qui se déroule sous leurs yeux ébahis. Si l’oiseau semble relativement inquiète, Pagaille, elle ne peut s’empêcher d’être ébahie par la gigantesque Picoti qui est en train de s’en prendre à son ami.

Wouah. Elle n’en a jamais vu un d’aussi près, les rares qu’elle a déjà croisé s’étant enfuit à sa simple vue. Celle-ci semble être un peu plus… Agacée, que ceux qu’elle a vu auparavant. Ça n’enlève rien à sa beauté ! Elle a l’air toute douce, en plus. Au toucher, en tout cas.

- Tu es magnifique !

Elle s’exclame en se rapprochant encore un peu plus de l’étrange duo, étoiles plein les yeux. Certes, elle est en train d’attaquer Ichor, mais ça n’enlève rien au fait qu’elle est là, juste là, elle pourrait la toucher si elle en avait envie, et elle en a vraiment très, très envie. Josette la mouette ne semble pas ravie du programme, gigote tant qu’elle peut pour échapper à l’emprise de la rosée, sans y parvenir. Elle se met à hurler, ce qui perturbe un instant Pagaille, qui s’arrête de nouveau à quelques pas de l’objet de sa fascination.

- Eh, oh, moi aussi je sais faire ! AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!

Et voilà le concours de cris qui reprend. Quel enfer. Josette crie de plus en plus fort, au point que Pagaille a peur qu’elle n’explose, tant ça monte haut dans les octaves. Soudain, une idée lui traverse l’esprit. Elle arrête de hurler, mais garde la bouche grande ouverte… Avant de fourrer la tête de la mouette toujours en train de brailler à l’intérieur.

L’effet est immédiat. Josette cesse son caprice, confuse. Pagaille la laisse sortir, satisfaite. Voilà, maintenant elle allait pouvoir se concentrer sur ce qui l’intéresse là maintenant tout de suite.